Disque paru le 22 mai 2020
Marion Cousin - Chant, Shruti-box
Ernest Bergez - Electronique, Violon, Percussions
Clément Vercelletto - Electronique, Percussions, Vents
Mastering - Harris Newman
Artwork - Julien Desailly
Les Disques du Festival Permanent / Le Saule
Matthieu Conquet dans Libération le 9 juin 2020
«Tu rabo par'abanico» (ta queue pour éventail) : ce vers, tiré d'une romance d'Estrémadure, dit bien la singularité magique de ces chansons étranges contenues dans un disque illustré d'un lézard immense. Après avoir visité les chants de travail des Baléares (Jo estava que m'abrasava, en 2016 avec le violoncelliste Gaspar Claus), la chanteuse Marion Cousin poursuit son exploration du répertoire traditionnel de la péninsule Ibérique, et s'attache ici à celui de l'Estrémadure. De cette région reculée d'Espagne, dans le sud-ouest du pays, à la frontière du Portugal, Luis Buñuel avait donné en 1932 l'image d'une terre de misère, aussi aride que violente. Dès les premières images de Terre sans pain (Las Hurdes, tierra sin pan), l'on y arrache la tête d'un poulet vivant dans un rituel à cheval. La voix off et la Symphonie n°4 de Brahms voulus par le réalisateur ajoutaient au pathétique du sujet mais ne laissaient rien entendre des voix ni des paysages filmés. Le panorama sonore du duo électronique Kaumwald offre ici à la voix de Marion Cousin un espace résonant aussi malicieux qu'inquiétant, fait de graviers synthétiques comme d'Auto-tune, radical et hors du temps, mais jamais hors-sol.
Au moment où commence notre conversation au téléphone avec Marion Cousin, les cloches de l'église de Lucy-sur-Cure (Yonne) résonnent au loin. Comment la chanteuse s'est-elle transportée en Estrémadure ? «C'est en étant sur l'île de Minorque que je suis tombée sur ces enregistrements qu'avait faits Alan Lomax en Espagne dans les années 50. C'est une véritable mine d'or, pleine de chansons que j'avais envie de chanter. J'ai commencé par les Baléares et le catalan, je me suis documentée, et j'ai voulu poursuivre avec l'espagnol et ces chants de travail (labour et cueillette) puis ces romances qui sont des sortes de chansons de geste.» L'occasion aussi pour la chanteuse de retrouver une langue aussi familière qu'intime. «Je chantais déjà en espagnol dans notre duo June et Jim [avec Borja Flames, ndlr], mais je voulais retrouver ce plaisir. Tous les chanteurs vous le diront : la voix se place différemment en fonction de la langue, sans doute celle-ci me correspond.»
Profitez donc au passage des textes originaux et des traductions joints à l'objet circulaire. Vous y lirez sans filtre les histoires sordides et édifiantes de mariages sans dot ou bien rompus, de la bâtarde et du faucheur, d'un doux charbonnier qui ne viendra jamais. Dans une langue souvent crue se mêlent conte et poème populaire, dans un récit qui rappelle parfois la gwerz bretonne. Sur la question de l'usage de ces chansons, Marion Cousin observe : «Je pense qu'elles servaient souvent à avertir les jeunes filles.» Et la chanteuse de rebondir sur notre comparaison au chant breton. «Le plus beau dans ce travail pour moi a été de comprendre qu'il est impossible de déterminer la provenance d'une chanson. Dans le temps comme dans l'espace. Oui, celles-ci ont été captées en Estrémadure, mais on retrouve des variantes dans d'autres régions. La Loba parda, par exemple, je l'avais déjà entendue dans le nord du Portugal. Le chant de Delgadina, qui raconte un inceste, est présent aussi dans les chants des Baléares, mais sous le nom de Margalida. Mais c'est toujours la même histoire, qui a voyagé.»
On croirait entendre ici vérifiée la théorie de Greil Marcus : ce sont les chansons qui nous traversent, et non l'inverse. Avec Three Songs, Three Singers, Three Nations (2015), le critique et universitaire américain appliquait à Dylan une idée vérifiable partout : «Je ne crois pas qu'il y ait de meilleure façon au monde pour se faire une idée d'un pays, et de son peuple, que d'écouter ses chansons. […] Peu importe le chanteur ou la chanteuse car si c'est le bon moment, la chanson le chantera, la chantera.»
A chaque région choisie sa collaboration spécifique. Après le violoncelle pour les Baléares, la chanteuse travaille donc ici avec le duo électrique Kaumwald, formé par Ernest Bergez (alias Sourdure) et Clément Vercelletto. Ce dernier nous a confié comment sont nées les textures en pleins et en déliés de leur lutherie électronique. «On n'avait jamais fait de format chanson auparavant ; d'habitude, ni les hauteurs, ni les mélodies, ni les thématiques ne sont prédéfinies. Là, les contraintes nous ont beaucoup aidés à avancer, on enregistrait presque une chanson par jour. Ça donne des humeurs très tranchées : Mi Carbonero, la première qu'on a enregistrée, est très mélancolique, lente, pleine d'allusions et de doubles sens, du genre : "Ce n'est pas chez les hommes que dure l'ardeur»" qui nous emmenaient vers des intuitions de musique.»
Pour la partie vocale, la chanteuse s'est voulue fidèle au possible : «Je n'ai absolument rien touché des mélodies que j'ai trouvées dans les collectages. J'ai même parfois tenté d'en restituer les différents tempéraments. Ce n'est pas de la musique tonale, ça peut parfois sonner faux. J'aurais été très limitée avec des instruments bien tempérés, mais là, avec Kaumwald et leurs synthétiseurs modulaires…» Quand on souligne le caractère étrange, parfois grivois, toujours intense des chansons choisies, Marion Cousin précise : «Tous ces textes sont violents, mais c'est aussi mon choix, j'ai un penchant pour la tragédie. Ma sélection n'est pas un panorama objectif du répertoire d'Estrémadure, non plus pour celui des Baléares !» A défaut de carte postale officielle de la région, saluons la pochette : Julien Desailly, dessinateur mais aussi joueur de cornemuse, a pour ce disque conçu une chimère entre loup et femme, cernée par la queue d'un gigantesque lézard ocellé. Cette espèce protégée, la plus grande d'Europe, se rencontre justement en Estrémadure, où une légende voudrait que le lézard s'en prenne parfois aux femmes. Un disque décidément extrême.