DEVENIR IMPERCEPTIBLE
Clément Vercelletto



Pièce pour un interprète-danseureuse, douze appeaux, deux microphones piézoélectrique,  un réservoir de note sous la forme de tuyaux d'orgue récupérés, et mille cinq-cent litre d'écorces de pin.
Devenir Imperceptible se présente avant tout comme une expérience sensible autour de l'idée de paysage et plus particulièrement de paysage-sonore. 
Un paysage fantasmé qui se transforme à vue, un paysage sonore qui petit à petit devient la scénographie, le lieu même, la géographie. Les fables en potentielles sont multiples : essayer de parler oiseau, tenter de se fondre dans le paysage, y disparaître, hésiter entre la vue et l’ouïe, danser. 
Devenir Imperceptible est une pièce paysagère et minimale ou le sonore vient constamment remettre en jeu notre perception.






Paysage sonore et chorégraphie
Conception et musique : Clément Vercelletto
Avec : Pau Simon
Scénographie : Bastien Mignot
Lumières : Florian Leduc
Lutherie : Léo Maurel
Regard chorégraphique: Madeleine Fournier
Production : Les Sciences Naturelles
Co-Production : Scène Nationale d'Orléans, CCN de Caen, La Soufflerie Rezé, CNCM La Muse en circuit, Les Subs, Musica Festival Strasbourg, CNCM GRAME.
Création Musica Strasbourg 2021

LE PAYSAGE SONORE :

J'envisage le paysage sonore de cette pièce comme étant la pièce elle- même.
Un paysage sonore fictionné qui serait le lieu de la pièce, qui serait constitutif de la scénographie, qui serait le territoire dans lequel se déroule la pièce.
« Le paysage sonore se définit par les signaux qui nous parviennent de toutes les directions sur le plan horizontal et vertical (depuis les sources au-dessus de nous), formant ainsi une sorte de dôme acoustique en 3D, constitué de l'association de trois principales sources {...} :

– la géophonie, soit les bruits naturels non biologique produits dans un habitat donné, comme le vent dans les arbres ou dans les herbes, les cours d'eau, les vagues au bord de l'océan ou le mouvement de la terre.

– la biophonie, c'est-à-dire les sons produits collectivement par tous les organismes vivant dans un certain biome (ou macroécosystème)

– l'anthropophonie, autrement dis tous les sons que nous, êtres humains, produisons. Certains sont contrôlés, comme la musique, le langage ou le théâtre. Mais la plupart des sons que produit l'homme sont chaotiques et incohérents – c'est ce que nous appelons parfois le bruit. »
Bernie Krause « Chansons animales & cacophonie humaine »

C'est avec les termes de cette définition que je souhaite jouer, comme un cadre à ré-ouvrir, comme une classification à déjouer.
L'idée de bruit m’intéresse particulièrement et rejoint ma pratique de musicien expérimental et mon goût pour l'aléatoire et l'abstraction.
La distinction musique/bruit est ici présentée comme assez binaire, il y aurait d'un coté des sons controlés de la musique et du langage et de l'autre du chaos. C'est cette distinction fondamentale musique/bruit que je souhaite continuer à interroger, avec l'intuition que ce que communément nous appelons bruit est une source d'évocation éminemment poétique.

À propos du devenir-oiseau et du devenir-insecte :

« On le voit encore mieux quand on pense au devenir-animal : les oiseaux ont gardé toute leur importance, et pourtant c'est comme si l'âge des insectes avait relayé le règne des oiseaux, avec des vibrations, des stridulations, des crissements, des bourdonnements, des claquements, des grattages, des frottements beaucoup plus moléculaires. Les oiseaux sont vocaux, mais les insectes, instrumentaux, tambours et violons, guitares et cymbales. Un devenir- insecte a remplacé le devenir-oiseau, ou fait bloc avec lui. L'insecte est plus proche pour faire entendre que tous les devenirs sont moléculaires (cf. les ondes Martenot, la musique électronique). »
Gilles Deleuze Félix Guattari Mille Plateaux

A propos du devenir-moléculaire et de la science fiction :

« La science fiction a toute une évolution qui la fait passer des devenirs animaux, végétaux ou minéraux , à des devenirs de bactéries, de virus, de molécules et d'imperceptibles. Le contenu proprement musical de la musique est parcouru de devenir-femme, devenir-enfant, devenir-animal, mais, sous toutes sortes d’influences qui concernent aussi les instruments, tend de plus en plus à devenir moléculaire, dans une sorte de clapotement cosmique ou l'inaudible se fait entendre, l'imperceptible apparaît comme tel : non comme l'oiseau chanteur, mais la molécule sonore. »
Gilles Deleuze Félix Guattari Mille Plateaux

Fruit d’une collaboration entre l’interprète Pau Simon et le metteur en scène/artiste sonore Clément Vercelletto, Devenir Imperceptible est un vœu d’abstraction radicale, d’avènement de formes pures, d’une ontologie du phénomène sur scène. Tout s’y manifeste dans l’infime, dans un climat nocturne, à la lisière des sens et des signes, en suivant un temps bien à soi. C’est, enfin, le prolongement d’un travail patient visant à éprouver les possibilités du sonore quand celui-ci est constitué catalyseur scénique, et non plus simple accessoire dans l’instrumentarium théâtral.


Clément Vercelletto
Devenir Imperceptible (parfois de l’or parfois du gris)

Entretien avec Clément Vercelletto, par Vincent Théval



Quelle est la genèse de Devenir Imperceptible ?
Durant l’élaboration d’un précédent spectacle, La Mélodie des choses, j’avais travaillé à un matériau qu’on appelait piézo. Il s’agissait d’installer des micros piézo sur les chevilles de l’interprète, Bastien Mignot. Ça fonctionnait bien mais on n’arrivait pas à le faire vivre au sein de cette pièce et on se disait qu’il fallait en faire un solo. On a donc créé La Mélodie des choses sans ce matériau-là et j’ai gardé l’idée du solo. Puis j’ai rencontré Pauline Simon sur le spectacle Coco de Julien Desprez, où nous étions tous deux interprètes, et j’ai eu l’intuition qu’il fallait que ce soit elle. Enfin, il y a eu l’envie de travailler avec Bastien Mignot, non plus au plateau mais en utilisant une de ses installations plastiques, transformée en scénographie.

Le procédé des micros placés sur la danseuse créé un lien particulier entre son et mouvement. Comment l’avez-vous abordé ?
Le procédé est à la fois littéral et abstrait : les micros sont scotchés sur les chevilles mais on n’entend pas à proprement parler l’intérieur du corps, comme avec un stéthoscope. On récupère plutôt des choses qui sont de l’ordre du résidu, du frottement, du bruit, que je sur-amplifie beaucoup. D’un côté, on comprend qu’il y a des micros sur l’interprète et je joue sur la dimension de “réalité augmentée” mais de l’autre, j’amplifie tellement que le moindre geste peut devenir énorme, au niveau sonore. Cela créé comme une dichotomie entre ce que l’on voit et ce que l’on entend. C’est un jeu sur la perception. Le rapport entre le geste et le sonore est l’objet même de la matière. En retour, le procédé induit des imaginaires et des sensations pour l’interprète et donc pour les spectateurs. L’idée était de considérer que tout est de la danse. C’est très empirique et expérimental. Puis, au fur et à mesure des répétitions, on a trié, écrit, gardé, choisi et la partition est apparue.

Comment s’est construite cette articulation entre improvisation et écriture au plateau ?
C’est la première fois que je mets en scène une pièce avec une seule personne. Pauline Simon est à la fois maline, sensible et force de proposition. Je suis obligé de lui faire confiance et de lui donner confiance, parce que c’est elle qui prend en charge le spectacle au plateau. Mais il faut aussi que je la dirige et que je resserre l’écriture aux endroits qui me paraissent intimement justes, pour que ça reste proche de moi et que les gens comprennent ce que je cherche. C’est un dialogue, il faut trouver les bons mots, une intimité et une confiance pour que l’interprète soit à l’aise.

Il y a aussi dans la pièce un instrument que vous avez créé spécialement, l’engoulevent. Comment l’avez-vous conçu ?
Depuis un moment, dans mon travail pour les autres comme sur mes spectacles, je privilégie des créations à la fois scénographiques et sonores : des objets qui sont à vue sur le plateau et produisent du son. En cherchant dans cette direction, je me suis rapproché du luthier Léo Maurel, à qui j’ai pu passer commande pour fabriquer l’engoulevent : un instrument à vent, un orgue autonome. Je joue de la clarinette et du saxophone, j’ai donc déjà ce rapport-là avec cet instrument. À cela s’est ajouté mon lien aux oiseaux, qui vient de l’enfance : j’ai longtemps voulu être ornithologue, je collectionnais les appeaux, je m’étais fait offrir une très bonne paire de jumelle et passais mes hivers à observer les oiseaux. Tout cela s’est mélangé et j’ai imaginé cet instrument, qui est un peu un mélange de sources. L’intuition vient de l’idée de paysage sonore inventé. Comment faire une nature inventée ? J’ai chiné pas mal d’appeaux, récupéré ceux que j’avais quand j’étais petit et utilisé ceux qui fonctionnaient avec l’instrument, qui a des contraintes particulières. C’est une boîte fermée, que je peux contrôler via un clavier ou un ordinateur, avec 24 sorties qui peuvent ouvrir chacun des tuyaux.

Quelle idée vous a guidé pour dessiner ce qui ressemble à un écosystème, avec cette création sonore ou le cercle d’écorces ?
Avec Pauline, nous avons cherché des corps qui pouvaient faire penser à des présences animales mais sans faire d’anthropomorphisme ni forcer le trait. Je voulais que ce soit une présence assez trouble. Nous jouons beaucoup avec ça, notamment lors de la première partie qui est dans la pénombre. Des éléments peuvent faire penser à des oiseaux et il y a une figure que nous appelons entre nous l’araignée mais d’autres peuvent évoquer des enfants. Je souhaitais tout mettre au même niveau, avec les mêmes potentiels. Bien sûr, il y a des lectures possibles, qui sont dans l’air du temps, comme l’idée qu’il serait bon que les humains prennent un peu moins de place. Et certaines choses sont montrées au premier degré, qui pourraient raconter l’écologie. 

Le titre de la pièce est à comprendre comme une référence à la présence écrasante des humains ?
Il est double. Avec effectivement cette lecture-là, très littérale, mais aussi l’idée que l’imperceptible a un devenir sensible, sonore, visuel, émotionnel pour les spectateurs. C’est ce dont Gilles Deleuze et Félix Guattari parlent dans Mille Plateaux : on devient animal à condition que la danseuse qui fait la danse de la tarentelle devienne une araignée et que nous, en tant que spectateurs, on la voie, on la vive, on la sente. C’est cet aller-retour qu’ils proposent avec le terme “devenir”, qui est très beau. Devenir imperceptible, je l’entends à la fois au sens propre et au sens philosophique.